8.8.05

La diversité est à rechercher partout



Pour ne pas ternir ma réputation vis-à-vis de Pass et d'autres visiteurs de ce blog (cf. post précédent), ressaisissons-nous avec une chronique de culture pure et dure.
Je reviens à un objet musical rare, au design exceptionnel, qu'on montre lorsqu'on l'a chez soi et qu'on ne change que rarement dans sa vie. Non non, ce n'est pas une nouvelle chronique sur les ordinateurs de la firme Apple (dont l'émission Capital d'hier soir a rappelé qu'elle avait inventé la souris, les icônes, la corbeille, les menus déroulants... et qu'un petit informaticien fournissant de petits logiciels pour elle profita de son passage fréquent dans les bureaux pour faire de l'espionnage industriel intensif afin de ressortir la plupart des concepts sous sa marque, Microsoft, un certain Bill Gates ! Écœurant !).

Non, il s'agit des pianos Pleyel, pianos français qui ont été bien mal en point depuis pas mal d'années, étouffés par la réussite des Steinway et des Bösendorfer. Lorsque j'étais étudiant, nous avions dans les salles de la fac des pianos droits Pleyel et nous les regardions avec amitié car à cette époque, la marque avait normalement disparu et ils étaient les vestiges d'un passé glorieux révolu. Pourtant, à force de ténacité, la marque commence à renaître et c'est une belle chose. Car rien ne vaut la diversité, même en musique. A l'époque où l'on se plaint de l'uniformisation des orchestres du monde entier, il faudrait en dire autant des pianos de concert, qui tournent pour la plupart autour des deux marques sus-citées. Aussi, le retour de Pleyel est-il une bonne nouvelle. Un article dans Telerama de cette semaine en témoigne :



French touches

Esthétique raffinée, sonorité ronde : construits à Alès avec un soin jaloux, les célèbres pianos, qui avaient failli disparaître, sont redevenus le symbole d'un luxe tout français.

Devinette : quel point commun entre Frédéric Chopin et le pianiste de la Star académie ? Révérence gardée envers le génie du premier, la réponse est simple : tous deux jouent sur le même instrument. Enfin, sur un piano de la même marque, conçu à deux siècles d'intervalle avec le même soin exclusif et dans le même esprit de perfection jalouse. Un Pleyel !

Si la prestigieuse marque française est aujourd'hui éclipsée par ses concurrents - Steinway, qui fait l'unanimité chez les professionnels, ou Yamaha, ou Bösendorfer... -, les pianos de la célèbre fabrique de La Plaine Saint-Denis (oui, la station de métro Carrefour-Pleyel, c'était là !) ont longtemps régné en maître. « Quand je me sens en verve et assez fort pour trouver mon propre son, il me faut un piano de Pleyel ! » écrivait Frédéric Chopin en 1834. Et on ne compte pas les compositeurs, de Liszt à Manuel de Falla, de Debussy à Stravinsky, ou les interprètes, d'Alfred Cortot à Samson François, en passant par Yves Nat ou Robert Casadesus, qui ont porté haut l'étendard de la marque au logo rococo, chantourné comme de la ferronnerie d'art.

La saga commence il y deux siècles, grâce à un compositeur méconnu, qui fut pourtant l'une des gloires de son temps : Ignace Joseph Pleyel (1757-1831). Ce dernier fut non seulement un prolifique auteur de symphonies, de quatuors à cordes et d'opéras, mais aussi un éditeur méticuleux qui fit connaître les œuvres de son maître Haydn, de Beethoven ou de Boccherini, et enfin un passionné de facture instrumentale... Car nombre de compositeurs suivaient alors de près les transformations des premiers pianoforte, élaborés dès la fin du XVIIIe siècle. Ils discutaient sans fin avec les facteurs qui tâtonnaient pour améliorer la mécanique à échappement, le clavier, la disposition du cadre et de la table d'harmonie, la fixation des cordes, la frappe des marteaux... Qu'on se souvienne du jeune Mozart, assidu dans l'échoppe d'Andreas Stein, l'homme qui mit au point à Vienne, en 1770, l'un des premiers pianos dignes de ce nom ; ou de Ludwig van Beethoven, qui abandonna son inspiration aux mains du facteur Conrad Graf, dont les bijoux de précision sonnent encore de nos jours, sous les doigts de Paul Badura-Skoda ou d'Andreas Staïer...

Ignace Joseph Pleyel avait les pieds sur terre. En 1795, il ouvre à Paris une boutique de musique où l'on achète partitions, livres et instruments. Il aménage aussi une série de « salons » de concerts (rue des Victoires, rue Cadet), pour faire entendre œuvres et instruments. Inaugurée en 1927, la prestigieuse salle du faubourg Saint-Honoré en sera en quelque sorte l'aboutissement grandiose, avec trois mille places et une acoustique alors incomparable. Parallèlement, Ignace Pleyel s'associe avec Charles Lemme, facteur d'instruments, et dessine en 1802 les plans d'un premier pianoforte à échappement simple (les cordes ne sont plus pincées, comme dans un clavecin, mais frappées). Il dépose un brevet et ouvre, en 1807, la célèbre manufacture qui porte son nom... et fera sa fortune.

C'est l'époque du piano roi, des grands artificiers qui avaient de la folie au bout des doigts, des compositeurs interprètes (Schumann, Chopin, Liszt) rivalisant d'ardeur pour faire reculer les limites de l'instrument... Idéal pour faire circuler les grandes pages symphoniques ou les opéras sous forme de réduction pour deux ou quatre mains, le piano entre dans le salon bourgeois, devient le confident des jeunes filles et la coqueluche des musiciens du dimanche. En France, on vit ainsi fleurir, dès le XIXe siècle, de grandes manufactures comme Erard, Gaveau, Rameau, ou des fabriques plus familiales comme Thiersen. Parmi ces joyaux, Pleyel se distingue par son esthétique raffinée et sa sonorité ronde, pleine, charnue : douce et volatile dans les médiums, nette et sans lourdeur dans les graves. « Un son fort et léger comme l'aluminium », selon Igor Stravinsky.

Jusqu'en 1930, la maison reste prospère, symbole d'un luxe tout français. C'est qu'elle propose des produits aux lignes étudiées : style Louis XV ou Empire pour les crapauds ou demi-queues ; romantique avec pieds chippendale, lutrin ouvragé et bougeoirs pour les pianos droits ; et quelques fantaisies, aussi, comme ce piano carré de 1818, ou ce Pleyel sur un seul pied pour l'exposition universelle de 1937... que l'on a reconstruit pour la Star académie ! Chaque instrument y est fabriqué avec les essences les plus rares : épicéa, idéal pour le son, pour la table d'harmonie ; merisier, acajou, frêne, macassar (pour l'esthétique générale et les placages). Rien à voir avec les caisses à savon laquées de noir qui deviendront la gloire des salons et des salles de concerts à partir des années 1970 ! Les pianos Pleyel sont de véritables œuvres d'art.

Ayant quitté le giron Pleyel en 1855, brillamment reprise alors par Adolphe Wolff, puis par son gendre Gustave Lyon, la marque est rachetée par des financiers en 1930. Et dans un marché soumis à une féroce concurrence venue des Etats-Unis, d'Allemagne, mais aussi du Japon, puis de la Corée et de la Chine, elle ne pèse plus lourd. En 1960, rien ne va plus. Les pianos Pleyel, jugés obsolètes, ne se vendent plus. La qualité baisse. La production s'arrête. Un fabricant allemand achète même le droit de coller le nom prestigieux sur sa production en série...

Sous l'impulsion des ministères de la Culture et de l'Industrie et avec l'aide de financiers privés, un plan de sauvegarde est mis au point en 1973. On cherchait alors à favoriser la décentralisation, à marier projets et intérêts, en l'occurrence ceux de l'industrie du bois (au cœur de la facture instrumentale), de la recherche (sur l'acoustique et le son) et de la culture (Pleyel, exception culturelle). Une nouvelle usine Pleyel est ainsi implantée à Alès (Gard), ville prioritaire pour la création d'emplois, retenue aussi pour son microclimat plutôt sec et sain, idéal pour une manufacture d'instruments de musique.

Ce ne fut pas une mince affaire que de réunir à nouveau la quinzaine de corps de métier nécessaires à la fabrication d'un piano - menuisiers, ébénistes, ponceurs, tamponneurs, vernisseurs, lustreurs, laqueurs, fileurs et monteurs de cordes -, sans oublier tous ceux chargés des montages, des ajustages, des réglages, des contrôles, de l'accordage et de l'harmonisation finale. D'autant qu'il fallait compléter les savoir-faire traditionnels par des techniques plus sophistiquées, histoire d'abaisser les coûts de revient pour être concurrentiel. Le découpage de certaines pièces de bois, par exemple, est effectué en quelques secondes par une machine asservie à un ordinateur qui calcule la taille au dixième de millimètre près. Gain de temps et précision garantis. D'autres pièces, en revanche, nécessitent un certain tour de main, sont travaillées à l'outil et à l'huile de coude...

Surprise ! Malgré ses machines, l'entreprise a encore forme humaine. Elle sent bon le bois, la colle chaude, le vernis et la térébenthine. Rien à voir avec certaines entreprises, où des robots fabriquent des pianos à la chaîne. Ici, ouvriers et artisans prennent leur temps, se conseillent, s'aident. Dans la phase terminale de la fabrication du piano, l'être humain gagne définitivement sa revanche sur la machine. Car rien ne remplace le coup d'œil infaillible, l'oreille absolue, pour tout vérifier : l'aspect extérieur du piano, l'homogénéité du clavier, le fonctionnement des marteaux sur les cordes, le positionnement des pièces de feutre.

« Sur chaque instrument, nous jouons notre réputation », explique Alain Laffont, directeur général de la Manufacture française de pianos d'Alès. Sous sa responsabilité, quatre-vingt-deux salariés fabriquent mille deux cents pianos droits par an, d'une dizaine de modèles différents, du petit benjamin, le Pleyel Esprit, au Pleyel Romantica traditionnel. Et il faut y ajouter cinquante pianos à queue - du petit crapaud de salon au puissant demi-queue d'1,90 m - et quelques commandes personnalisées pour amateurs fortunés. Production modeste, confrontée aux dizaines de milliers d'exemplaires fabriqués chaque année par Yamaha ou Steinway, dont la moitié part à l'exportation vers la Chine et le Japon

Mais, grande nouveauté, la MFP s'est remise à fabriquer au compte-gouttes le légendaire piano de concert de 2,80 m (abandonné depuis 1960), qui fit le tour du monde grâce à Alfred Cortot, Yves Nat ou Samson François. « C'est le meilleur ambassadeur de la maison », confie Alain Laffont, désireux ainsi de rivaliser avec les stars de chez Steinway ou Yamaha. Même si, pour l'instant, peu de virtuoses l'ont encore choisi. Allez faire changer des années d'habitude et d'écoute chez un artiste qui a trouvé ailleurs un son magnifique. Mais standardisé... Remise vaille que vaille sur les bons rails, l'usine Pleyel sera rachetée en 2000 par Hubert Martigny, riche propriétaire d'Altran Technologie, qui a déjà acquis la salle Pleyel lors de sa mise aux enchère en 1998... Une manufacture, des pianos d'excellence, une salle de concerts bientôt rénovée, Pleyel renaît doucement. Fidèle, toujours fidèle à la fière devise d'Ignace, le fondateur : « Quand on a pour vocation la musique, la perfection doit être permanente. »

Xavier Lacavalerie, in Télérama n° 2899 - 4 août 2005